So long, and thanks for all the fish and chips
25/03/2018Nous y voilà.
Ça fait maintenant quatre ans de suite que j'essaye de publier cet article, finissant immanquablement par repousser l'échéance au prochain anniversaire de mon arrivée, me contentant d'y ajouter quelques notes avant de retourner au pub.
Mon chapitre londonien touchant désormais à sa fin, il semble cependant que je n'ai plus tellement le choix dans la date (allez, c'est cadeau).
Le premier janvier 2013, en récupérant mon sac en soute à Victoria Station après neuf heures de bus (ce qui n'avait semblé être une bonne idée à aucun moment), j'étais loin d'imaginer que j'étais sur le point de passer les cinq prochaines années de ma vie dans la capitale anglaise.
Et c'est probablement là un point commun pour de nombreux expatriés : on ne sait jamais vraiment pour combien de temps on part.
Sur le monde professionnel
On commence sur une note un peu sérieuse mais qui suit une certaine logique, puisqu'il s'agit de l'élément déclencheur de ma traversée de la Manche. S'expatrier avant d'avoir un job me paraissait alors être une pure folie, et il fallait donc que cet aspect des choses soit réglé avant tout.
Trois mois avant mon départ et à ma grande surprise, je me suis vu proposer un poste de développeur par un studio londonien, malgré un entretien téléphonique pour le moins laborieux (quelqu'un a vu Brian ?).
Le forte demande dans le secteur aura probablement aidé (ainsi que le test technique ayant suivi, les types n'étant pas fous non plus), mais je venais d'avoir un premier aperçu de la flexibilité du marché de l'emploi britannique, souvent confirmée par la suite par des recrutements de profils atypiques, y compris de candidats dont la formation initiale n'a pas grand chose à voir avec le poste (et ce dans de nombreux secteurs).
Le revers de la médaille est qu'il est plus facile de se débarrasser d'un employé, les licenciements économiques étant notamment plus simples à mettre en place (mais ce n'est pas le far west non plus).
J'allais également découvrir une approche plus horizontale du management, contribuant notamment à renforcer l'implication des employés et leur sentiment de valorisation en général.
Une manifestation plus ou moins directe de ce type de management est probablement le phénomène des Christmas parties, qui finissent souvent en beuverie joyeuse et où l'on peut entre autres apercevoir un C-Level expliquer au stagiaire comment boire ses shots de sambuca.
Bien sûr c'est plus ou moins valable en fonction du domaine d'activité, certains secteurs restant plus corporate que d'autres (coucou les banquiers !).
Une autre particularité britannique (voire londonienne ?) qui peut s'avérer déstabilisante dans un premier temps, surtout dans un cadre professionnel, est cette tendance un peu étrange de ne pas dire les choses directement, d'utiliser des subtilités de langage qui font qu'on ne sait pas toujours à quoi s'en tenir (et d'autant plus quand on galère déjà avec la langue à la base).
Ce tableau (qui force volontairement le trait) vous donnera une idée de ce dont je parle :
Ce phénomène, qui a tendance à passer pour un manque de franchise voire de l'hypocrisie, est en fait une façon extrêmement diplomatique de s'adresser aux gens, une manière plutôt efficace de ménager les egos, et au bout d'un moment on se surprend à utiliser les mêmes tournures de phrase.
Sur l'intégration
En ce qui concerne les rapports humains en général, la vérité est que leur profondeur reste bien souvent intimement liée au niveau de maitrise de la langue. Si beaucoup d'anglais ont en fait un peu honte de ne parler qu'une seule langue et se montreront de ce fait très patients, il est aussi vrai que la faculté de connecter avec les locaux (ou les autres étrangers avec qui l'on communique en anglais) est proportionnelle à la maitrise de la langue et des codes.
Cela se traduit par une relative facilité à se débrouiller et à s'intégrer au travail, mais peut-être aussi par une certaine difficulté à aller au-delà.
Nous ne sommes pas tous égaux face à la barrière linguistique (notamment lorsqu'il s'agit de timidité ou de la peur de paraitre ridicule), mais le premier obstacle à surmonter vient bien souvent de soi-même.
Il m'a personnellement fallu pas moins de deux ans pour commencer à réellement fréquenter des anglais en dehors du bureau (ou des anglophones natifs), et c'est seulement depuis peu que je me sens à l'aise de débarquer en soirée et de taper la discute à des inconnus, puis de repartir avec le sentiment que j'y avais toute ma place.
C'est un long processus que de passer d'un niveau académique tout juste suffisant pour faire son job et assurer la logistique du quotidien, alors que le reste de son environnement direct est comme plongé dans un épais brouillard, à un niveau de maitrise permettant de balancer des vannes dans une conversation de groupe, au milieu d'un pub bondé.
Là encore ce temps d'apprentissage dépendra des individus et du degré d'immersion au départ, mais quoiqu'il en soit, atteindre ce stade est extrêmement gratifiant et prend une toute autre dimension lorsque l'on voyage, surtout en pays anglophone : soudainement, c'est toute une partie du monde qui s'ouvre à soi.
Je ne prétendrai cependant ni être parfaitement bilingue (à moins d'être exposé à la langue dès l'enfance, voire pendant les six premiers mois de sa vie, pour le commun des mortels le bilinguisme est une utopie) ni comprendre tous les codes : après cinq ans, je ne sais par exemple toujours pas comment dire bonjour aux gens. Poignée de main ? Hug ? Rien du tout ? Le mystère reste entier.
De manière plus générale, l'intégration dans un pays étranger tend effectivement à suivre les fameuses phases de l'expatriation, qui sont pertinentes mais dont l'intensité varie fortement. Estimant avoir atteint la dernière phase de pleine intégration, j'ai par ailleurs remarqué que cette sensation grisante de vivre à l'étranger, et qui plus est dans une grande capitale européenne, avait tendance à s'estomper avec le temps, comme victime d'une forme d'adaptation hédonique.
Il est facile de se laisser distraire par les petits tracas du quotidien ou ses objectifs à court terme, et d'oublier de s'arrêter pour prendre le temps de contempler le chemin parcouru.
D'un autre côté, et de façon assez paradoxale, cette forme d'accoutumance est aussi l'indicateur d'une intégration réussie.
Sur le Brexit
Mais même lorsque l'on atteint un tel stade, il suffit parfois d'un seul événement pour venir bousculer ses certitudes. Oui, je m'apprête à parler du Brexit (mais je vais la faire courte, promis).
ll m'est effectivement difficile de revenir sur mon expérience londonienne sans aborder le sujet, tant il aura été une prise de conscience. Je tiens tout d'abord à préciser que je n'ai pas été victime d'un quelconque changement de comportement à mon égard à la suite du référendum, que ce soit dans la rue ou au bureau. Ça s'explique notamment par le fait que la capitale britannique reste une bulle internationale, où de nombreuses communautés se côtoient (et peut-être aussi par le fait que je ne suis pas polonais).
La différence s'est faite à un niveau plus personnel, comme si le vote m'avait soudainement remis le nez dans mon statut d'étranger. Il y a une forme de violence dans le fait de voir que la société dans laquelle vous vous sentez intégré et à laquelle vous contribuez depuis des années vous pointe soudainement du doigt et vous rappelle que l'unique raison de votre présence en son sein est qu'elle vous y tolère.
J'ose à peine imaginer ce que doivent ressentir les individus appartenant à une minorité discriminée.
Poussée par les négociations, Theresa May a depuis mis de l'eau dans son vin et insiste désormais sur l'importance des européens installés au Royaume Uni et de leur contribution à la société britannique (il lui aura quand même fallu plus d'un an), mais c'est là aussi le signe qu'une expatriation a priori réussie peut parfois cacher au mieux un peu d'amertume, au pire une grande désillusion.
Sur Londres et les londoniens
À l'instar de nombreuses capitales, beaucoup de londoniens ne sont pas natifs de la ville, voire même du Royaume Uni (36.7% d'après un recensement de 2011). Ça se ressent absolument partout - dans la rue, dans le métro ou au bureau, autant de lieux qui résonnent de nombreuses langues et accents.
J'ai moi-même eu l'opportunité de côtoyer d'autres étrangers d'origines diverses, notamment dans chacune des quatre sociétés pour lesquelles j'ai pu travailler.
Londres est une ville très communautaire, et si la porosité entre les différentes communautés est parfois limitée, il reste que la ville est un salad bowl qui fonctionne et où l'on se sent immédiatement chez soi (jusqu'à ce qu'un idiot ne propose un référendum, du moins).
C'est pour moi une différence fondamentale avec une ville comme Paris, par exemple (bien que ça ait pu changer entre temps, mais je n'en ai pas l'impression).
Il en résulte notamment une grande diversité dans les quartiers, où certaines communautés se sont regroupées au fur et à mesure, ou encore un choix gastronomique extrêmement varié.
Londres est une mosaïque de villages collés les uns aux autres où, quels que soient les centres d'intérêt et les affinités, chacun trouvera une atmosphère qui lui correspond.
La ville dispose également d'une offre culturelle à n'en plus finir, et le plus difficile sera de prioriser ses envies plutôt que de trouver de quoi s'occuper.
La capitale anglaise n'est cependant pas exempte de défauts, le principal étant que les loyers y sont extrêmement chers et que le coût de la vie y est en général assez élevé, et qu'il faut donc un revenu conséquent pour y vivre décemment.
Il y règne aussi un sentiment d'urgence, un bourdonnement permanent qui donne parfois le tournis et dont il faut savoir s'échapper.
Sur l'éloignement
Une thématique récurrente de l'expatriation est l'éloignement de ses proches, d'une famille et d'amis qu'on laisserait derrière, qui continueraient leur vie sans nous et de liens qui se relâcheraient peu à peu.
Il y a une part de vérité là-dedans, mais je vois désormais les choses un peu différemment.
Mes déplacements successifs, en France puis au Royaume Uni, n'ont pas tellement changé la fréquence à laquelle je voyais mes proches et, en réalité, à moins de vivre à moins de deux heures de route, des moments de vie seront manqués, expatriation ou non. Dès lors que vous vous éloignez un peu, vous acceptez ce fait.
Il y a cependant une réelle différence entre le fait de savoir que l'on peut revenir facilement en cas de besoin, ou qu'au contraire cela va poser un certains nombres de difficultés (contraintes professionnelles, familiales, financières...), souvent accentuées par la distance.
Le véritable éloignement est probablement davantage psychologique que géographique, même si le premier est la conséquence du second (en ceci, le développement de l'internet illimité aide beaucoup).
Au chapitre des amitiés, j'ai suffisamment bougé pour ne plus me formaliser lorsque certaines s'estompent, et chaque nouveau départ me procure désormais un léger sentiment doux-amer. Je sais que quel que soit le type de relation, celles qui doivent perdurer perdureront au-delà des frontières et du temps, et que celles qui doivent se perdre se perdront de toute façon, que l'on s'éloigne de cent ou de mille kilomètres.
Londres n'étant qu'à deux heures et demie de Paris, il est vrai que l'éloignement de la France est à relativiser (bien que rejoindre le Finistère peut s'avérer assez galère) (au moins ça m'aura permis de découvrir Roscoff), et que le fait d'être désormais de l'autre côté de l'Atlantique va sûrement représenter une autre paire de Manche (vous l'avez ?).
Mais ce n'est pas plus quelque chose qui m'inquiète.
Il y a, je pense, beaucoup plus de richesse dans le fait de multiplier les rencontres de tous horizons, même si certaines s'en retrouvent éphémères.
Le mot de la fin
Il y aurait encore pas mal de choses à dire, mais comme cet article commence à ressembler à des mémoires, je vais tâcher de conclure.
Je suis venu à Londres avant tout dans une démarche de développement personnel. J'avais l'intime conviction qu'une expérience à l'étranger m'aiderait à devenir une meilleure version de moi-même, sans savoir précisément comment cela se traduirait. Je crois pouvoir dire aujourd'hui que cette conviction était fondée.
D'un autre côté, mon départ avait par certains aspects l'apparence d'une fuite en avant, et m'a fait réaliser que l'on emmène parfois des bagages que l'on pensait laisser derrière. Il y a des choses dont on ne peut se départir même en traversant des frontières, mais il faut parfois changer de contexte pour s'en convaincre.
Wherever you go, there you are.
Néanmoins, si comme moi vous avez tendance à avancer lorsque êtes dos au mur, l'expatriation devrait vous fournir les briques et le ciment, en ceci qu'elle vous forcera à vous adapter de multiples façons, et vous fera grandir presque mécaniquement.
Et comme l'on mûrit également au contact de l'autre, je me sens extrêmement reconnaissant pour toutes les rencontres que j'ai faites, pour chacune des personnes que j'ai côtoyées et qui m'ont toutes apporté quelque chose à leur manière, et aussi et surtout pour celle avec qui je pars aujourd'hui pour de nouvelles aventures.
Enfin, si l'expérience londonienne vous tente, sachez que la proximité géographique et cette combinaison de tolérance linguistique et de souplesse à l'embauche fait que la barrière à l'entrée est relativement basse, pour peu que vous acceptiez la possibilité de devoir reculer pour mieux sauter.
Pour ma part, après cinq ans de "je prends pas mon parapluie il va pas pleuvoir" et de "juste une pinte et j'y vais", cinq ans de English breakfast et de Bloody Mary ; après plus de cent cinquante concerts et festivals et plus d'un millier de photos de street art, il est temps pour moi de dire au revoir à Londres.
This is it.
Or is it?
(Bon et du coup je vous laisse, faut que j’aille sauter dans la neige.)